Ma matière à bras le corps

Affrontant la force brute d’un matériau privilégié ; le bois, qu’il associe avec le plus souvent le fer, Christophe Doucet produit des pièces imposantes par leur masse et puissamment visibles. Cependant pour comprendre sa démarche artistique ce n’est pas la structure formelle de celle-ci qui importe mais la force qui s’en dégage, perceptible par le spectateur au niveau des sensations corporelles.

Le travail de Christophe Doucet est tout entier tourné vers ces forces invisibles qui nous tiennent à l’écoute du monde, des événements les plus infimes qui ouvrent un devenir des choses à travers soi. Son art permet de se tenir au plus près de notre sensibilité profonde et de ressentir. Ressentir, c’est concrètement éprouvé dans son corps les influx nerveux qui nous renseignent sur le degré de tonus ou de contraction des muscles, sur les positions relatives des différents segments du corps récité par le langage.

Notre époque où prolifère de manière exponentielle l’information délivrée à travers les écrans de toutes tailles et de toutes sortes, privilégie l’audiovisuel et a tendance à délaisser la sensorialité du corps. Rappelons que la sensorialité naît de l’ensemble des informations qui, issues des récepteurs sensoriels donnent lieu à une sensation extra-corporelle consciente de l’environnement individuel. Se sentir exister, être soi-même c’est donc avoir une attention à soi ; un dedans en propre, ce qu’on appelle la proprioception qui nous permet de penser le monde, de construire du sens à partir des sens. D’un dehors venu du dedans de soi, le langage s’aventure à travers la chaîne des signifiants, là où les mots s’ancrent à la matière vivante du corps parlant et se confrontant au monde.

Face aux pièces créées par l’artiste nous sommes invités à nous-mêmes à travers l’altérité de l’oeuvre qui nous ouvre à une empathie avec le monde. La sculpture de Doucet est donc ce médium à la fois concret et très abstrait, figuratif ou non figuratif qui dessine à travers la matière l’intensité du sensible qui gouverne notre rapport au monde. Ainsi l’intelligibilité d’une oeuvre de sculpture passe nécessairement par le corps.

Christophe Doucet traite des souches énormes et très lourdes de bois comme des corps vivants. Il les met en forme, les métamorphose en objets inattendus tour à tour coquasses, bizarres, magiques, où le tellurique et le cosmique vont à la rencontre des mythes. Le corps est bien la grande question qui traverse l’oeuvre de Christophe Doucet et qui autorise tous les récits possibles. A propos du corps Christophe Doucet dit : « La question du corps me hante depuis toujours, mon corps et le corps des autres. Aux Beaux-Arts j’ai pris un réel plaisir à dessiner des modèles vivants. Cette pratique était un peu reléguée au second plan à l’époque de mes études. Il y a dans la pratique du dessin d’après nu un plaisir qui pourrait être qualifié d’érotique par le profane, mais il y a d’abord la force du trait. C’est-à-dire que lorsque je dessine un corps appuyé sur son bras, ou dans toute autre posture, je sens réellement les forces en jeux, les tensions des muscles, les douleurs articulaires, etc. Avec l’expérience on pourrait arriver à dessiner un corps non par le dessin de la silhouette, qui pourrait faire penser à une caresse érotique, mais par les forces en jeux dans le corps. Un plaisir donc plus sexué qu’érotique. » En cela Christophe Doucet s’attache à une tradition classique, en l’occurrence celle de Despiau et de Wlerick, oeuvres majeures qu’il a découvertes très jeune au Musée de Mont de Marsan.

En effet, l’artiste est natif des Landes et a grandi au milieu des pins. Christophe Doucet vit d’ailleurs aujourd’hui encore dans les Landes, au milieu de la nature et des paysages de la forêt, mais ils ne les idéalisent pas, à la manière de bon nombre d’artistes du Land Art. Il connaît le poids de la culture dans la structure du paysage. « Je voudrais te décrire le paysage des Landes avant la tempête. C’est une élévation du plan cadastral à la hauteur proportionnelle aux années. C’est-à-dire qu’à chaque étape de pins correspond une parcelle géométrisée. Il y a une correspondance absolue entre le dessin, le plan horizontal tracé par le géomètre et le notaire et son élévation à la verticale visible sous la forme de rectangle plus ou moins haut, plus ou moins clair suivant l’âge des pins ». Ainsi la nature est aussi sculptée et dessinée par l’homme. Alors que nous croyons voir la pureté d’un paysage landais nous sommes tout entier plongés dans l’histoire culturelle de ce territoire qui s’appréhende à travers des signes, donc des conventions culturelles.

Ici nous comprenons alors pourquoi Christophe Doucet qui est par ailleurs un grand voyageur a une affection particulière pour l’Asie où il est invité régulièrement en résidence, notamment en Corée du Sud. La culture asiatique est en effet une culture marquée par la présence ostentatoire des signes, signes qu’il s’essaye passionnément à sculpter.

Christian Malaurie
Avril 2010